[INTERVIEW] LES DESSOUS DE L’ENREGISTREMENT DE BAD 25
October 08, 2012

Rencontre avec Matt Forger, ingénieur du son notamment sur le disque Thriller, qui dévoile les secrets de l’enregistrement de l’album Bad de Michael Jackson.

« Chicago 1945 a été enregistré avant Al Capone » – Matt Forger

[INTERVIEW] LES DESSOUS DE L’ENREGISTREMENT DE BAD 25

Écouter la musique de Michael Jackson reste toujours une expérience unique. Pas seulement grâce à la qualité de ses prestations vocales et des compositions, mais aussi parce que ses chansons s’apparentent à des fresques sonores aux multiples couches, si bien qu’il y a toujours un détail qui surprend l’auditeur à chaque écoute. Avec BAD 25, la succession de Michael Jackson et Sony Music lèvent le voile sur plusieurs morceaux inédits tirés des sessions BAD. Bien sûr, il reste encore d’autres chansons de cette époque à découvrir, mais celles présentées cette année donnent un aperçu intéressant et authentique du processus créatif de Jackson, qui reste finalement encore sous-estimé.

Cette fois-ci, BAD 25 s’attaque aux choses sérieuses : tous les titres inédits qui s’y trouvent sont présentés « tels quels », sans nouveaux arrangements ou autres « overdubs », comme l’explique l’ingénieur du son et collaborateur de longue date de Jackson, Matt Forger: « La décision fut prise de ne présenter au public que des chansons telles qu’elles ont été laissées en studio en 1987. Aucun enregistrement supplémentaire, aucune piste ré enregistrée… J’étais très heureux d’apprendre que la ligne allait être : «nous ne pouvons utiliser que les éléments enregistrés jusqu’en 1987. Il ne doit s’agir que du travail conçu à cette époque» ».

Forger a travaillé pour Jackson sur ses albums studio (de Thriller jusqu’à HIStory) et a également participé à d’autres projets annexes comme Captain E.O. et la bande son utilisée pour la scène d’ouverture de la tournée Victory des Jacksons (1984). Dans les années 2000, il a également travaillé sur les rééditions des albums de Jackson (Special Edition, 2001) ainsi que sur le coffret The Ultimate Collection (2004). Forger faisait également partie de l’équipe en charge du projet Thriller 25 fin 2007. En toute logique, il s’est retrouvé en studio pour plancher sur BAD 25 : « Sony Music et la succession de Michael Jackson m’ont demandé de participer à ce projet car j’étais présent à l’époque pendant l’enregistrement d’un grand nombre de ces chansons. (…) Je suis la personne qui a été convoquée à plusieurs reprises en tant que consultant, pour les aider lorsqu’ils se posent des questions sur des chansons plus anciennes issues des archives, ou lorsqu’ils ont besoin de comprendre quelque chose en particulier. »

Plonger dans les archives MJ est sans aucun doute l’un des plus beau métier du monde. Mais la façon dont les chansons et bandes ont été rangées et traitées demandent une expertise que peu de personnes possèdent. Matt Forger était là quand elles ont été conçues, et il peut ainsi tracer certains travaux que même les registres et autres notes de travail ont fini par oublier : «Quand je passe en revue les notes ou les boîtes qui contiennent les bandes, les souvenirs me reviennent. Je me rappelle du contexte dans lequel une chanson a été enregistrée, je me souviens des noms des personnes impliquées dans le projet, des musiciens, ainsi que d’autres détails comme le type d’enregistrement effectué ou l’équipement que nous avons utilisé. Toutes ces informations viennent de ma propre mémoire, car j’étais en studio pour travailler avec Michael Jackson à l’époque. »

Cela montre à quel point les travaux studio de Jackson sont denses et regorgent de surprises. Il ne faut pas oublier que dès la sortie d’Off The Wall en 1979, Michael Jackson avait progressivement pris le contrôle de sa musique et de tous les aspects de sa carrière. Ce long processus a atteint son paroxysme à l’époque BAD. En tant qu’épisode final de la trilogie entamée avec Quincy Jones à la toute fin des années 70, cet album représente également une transition importante pour Jackson, alors sur le point de se diriger vers de nouveaux horizons et de développer dès le début des années 90 de nouvelles collaborations qui verront le jour sur l’album Dangerous. A plusieurs reprises, BAD 25 annonce ces changements à venir.

Michael Jackson a effectué son entrée dans le monde de la musique en s’imposant, sans aucun doute, comme le dernier « Motowner » authentique de sa génération. Après une carrière parsemée de records avec ses frères, The Jackson 5 puis The Jacksons, il a plongé dans l’âge adulte avec une collection de chansons qui non seulement ont démontré qu’il avait passé haut la main la difficile transition de l’adolescence, mais qui sont aussi devenues des classiques dans les Clubs aux quatre coins du monde. Sur BAD, Jackson prouve que sa musique reste efficace sur les pistes de danse, mais il s’ouvre également à d’autres styles. L’approche développée sur cet album est une évolution de l’image « dure » et « street » développée dans le short film Beat It (1983). Une chanson comme Man in the Mirror lui permet aussi de transmettre un message essentiel et de démontrer que la musique est non seulement une question de son, mais aussi de mélodie et de textes.

Sur BAD, Jackson a composé 9 chansons sur 11. Comme Quincy Jones le précise dans les interviews présentes sur la réédition 2001 de l’album : « D’une façon ou d’une autre, ses chansons sont toujours autobiographiques ». Il existe donc une fine limite entre I Just Cant Stop Loving You et Dirty Diana : voilà une définition fascinante de l’amour et de la haine que le chanteur n’a d’ailleurs pas manqué de développer dans des travaux ultérieurs.

BAD est connu pour les 11 titres finalement retenus sur l’album. Mais c’est aussi le disque aux plus de 60 chansons considérées dans un premier temps. Jackson a posé sa voix sur certaines d’entre elles, et ces titres oscillent entre demos rudimentaires et enregistrements aboutis. Certains d’entre eux ne sont que des pistes instrumentales et de simples idées de chansons qui au final n’ont pas été développées. BAD 25 pose un regard humble sur les sessions BAD avec 6 titres inédits qui proposent de mieux comprendre le processus créatif de Jackson. Au final, un peu plus de 10% des chansons enregistrées et envisagées pour BAD sont désormais présentées au public. Ces œuvres inachevées et parfois expérimentales permettent de se faire une idée sur le déroulement des sessions et la conception des titres.

Don’t Be Messin’ ‘Round

Enregistré par Brent Averill & Bruce Swedien
Don’ Be Messin’ ‘Round est sorti en juin dernier comme face B du single de I Just Cant Stop Loving You. Ce titre sonne vraiment comme une ébauche assez brute, que Jackson a modelée et projetée sur la table de mixage, histoire de voir comment les différents éléments s’associent et se marient. Avec ses légers accents Pop et une influence Bossa Nova assez évidente, Don’ Be Messin’ ‘Round a aussi des faux airs de Don’t You Worry ‘Bout a Thing de Stevie Wonder. Jackson a souvent cité Wonder comme l’un de ses maîtres et l’une de ses influences musicales majeures. A plusieurs occasions, il a ouvertement salué et reconnu certaines de ses œuvres. En 2003, au cours d’une interview spéciale accordée au réalisateur Brett Ratner pour le mensuel Interview (publiée début 2004), il évoquait l’album Innervisions (sorti en 1973 et qui contient justement Don’t You Worry ‘Bout a Thing): «En écoutant cette musique je me disais : « Je peux le faire, et je pense que je peux le faire sur un plan international» ».

Michael a dans un premier temps enregistré ce titre avec l’ingénieur du son Brent Averill au début des années 80. «C’est l’une des chansons qui ont été enregistrées très tôt, elle était pressentie pour l’album Thriller », explique Matt Forger. « Pour une raison ou une autre, elle n’a pas été finalisée à cette époque. Michael l’a ressortie et nous avons travaillé à nouveau dessus pendant les sessions BAD. Quelques pistes supplémentaires ont été enregistrées à ce moment-là avec Bruce Swedien aux studios Westlake. J’ai également fait quelques mixes supplémentaires afin que Michael puisse évaluer le potentiel de la chanson ».

La version présente sur BAD 25 tente de restituer au mieux la chanson laissée en l’état en 1987 : «La plupart des éléments qui ont été travaillés pendant les sessions BAD étaient ceux qui formaient la base des démos et versions précédentes. Plusieurs d’entre eux ont été transférés et d’autres furent enregistrés pour l’album BAD. Puis il a été décidé que ce titre n’allait pas être retenu sur l’album. Du coup, aucun travail supplémentaire n’avait été effectué. Et pour BAD 25, je devais réunir plusieurs enregistrements multi-pistes, parce que les pistes étaient réparties sur différentes bandes : certaines ont été enregistrées à Westlake, et d’autres à Hayenhurst et je devais m’assurer que tous les éléments représentatifs de la chanson pouvaient être assemblés en une seule version, et proposer ainsi un seul mix. »

Forger confirme également que d’autres versions ont été réalisées plus tard, plus abouties que les enregistrements précédents. Don’t Be Messin’ ‘Round, une chanson inachevée désormais commercialisée « telle quelle » de façon assumée, montre le côté spontané de Michael Jackson en studio : «J’ai compris comment ce morceau devait fonctionner, et l’émotion qu’il devait transmettre. Ce qui est intéressant dans cette chanson, ce sont les moments où l’on entend Michael donner des indications, notamment lorsqu’il dit « Bridge » (« pont ») ou « Guitar » et qu’il chante lui-même ces parties du morceau. C’était une session de travail bien entendu ».

L’émotion a toujours tenu une place importante dans les chansons de Michael Jackson. Dans le documentaire The One (2004), Jill Scott explique à quel point elle en a réalisé l’importance : « C’est le choix qu’il fait quand il chante. Il émeut les gens. C’est un don ». Ainsi, même quand il interprète des paroles en yaourt sur des demos, il semble être à la recherche des meilleurs temps et notes à l’intérieur de la mélodie afin d’y introduire une émotion véritable et sincère. « Michael aimait essayer tous types de styles et se frotter à différents genres», dit Forger. « Il étudiait la meilleure façon d’approcher une chanson. Mais l’émotion restait bel et bien l’élément prioritaire ».

[INTERVIEW] LES DESSOUS DE L’ENREGISTREMENT DE BAD 25

I’m so Blue
Enregistré par Matt Forger & Bill Bottrell
De façon assez surprenante, la dépression est un thème que Michael Jackson a développé très tôt dans sa carrière en tant qu’auteur-compositeur. En 1976, il avait publié une chanson sur ce sujet, Blues Away, sur le premier album des Jacksons pour Epic. À 17 ans, il s’intéressait déjà à des thèmes assez matures qu’il a repris dans des œuvres ultérieures. I’m so Blue est une histoire d’amour qui finit mal et donne à Michael l’occasion de chanter sa solitude.

La ballade est emballée dans des arrangements doux et confortables. Le riff de guitares qui surgit dès l’intro installe d’emblée l’ambiance de la chanson. Les accords plaintifs descendent comme une âme en peine, et dès les premières lignes la voix de Michael reflète la tristesse de cette histoire.

Le pont de la chanson contient un solo d’harmonica, ou plutôt d’un instrument qui tente de s’en approcher : « C’était en fait un harmonica joué sur synthétiseur », révèle Matt Forger. « Et c’était John Barnes derrière le clavier. C’est un musicien très talentueux. Et il pouvait jouer de plusieurs instruments, comme des cuivres par exemple. Il pouvait comprendre comment un musicien jouait du véritable instrument et savait comment attaquer certaines notes. Ca faisait partie des choses pour lesquelles il était très talentueux et très polyvalent ».

I’m so Blue est présenté sur BAD 25 comme une demo. Cet enregistrement assez abouti doté d’arrangements bien ficelés semble appartenir à une autre catégorie. Ce que la plupart des artistes considéraient comme des enregistrements finaux, Michael Jackson préférait les appeler « demos ».

Song Groove (AKA Abortion Papers)
Enregistré par Brian Malouf & Gary O
Dans Song Groove, Michael Jackson aborde un thème qui continue d’alimenter de nombreux débats dans nos sociétés : l’avortement. C’est un sujet que d’autres artistes pop ont déjà abordé. Contre toute attente, Jackson a décidé d’écrire une chanson sur la question, tout en essayant de ne pas offenser les femmes confrontées à une telle situation.

Le titre de la chanson, Song Groove, est suivi d’un sous-titre: Abortion Papers (formulaires d’avortement). Il semble que les deux ont du mal à coller : comment l’expression Song Groove peut être utilisée pour une chanson sur l’avortement? Le génie de Jackson réside notamment dans sa faculté à concevoir des uptempos très accrocheurs qui abordent des thèmes profonds et sombres. Billie Jean est sans aucun doute le meilleur exemple avec l’histoire de cette femme qui prétend avoir porté l’enfant de Jackson. Dans Abortion Papers, le chanteur s’appuie également sur un rythme endiablé pour transmettre son message. Cette histoire de double titre illustre comment Jackson pouvait travailler sur des idées de chansons: « Quand nous avons effectué nos recherches, il y avait deux bandes et chacune d’entre elles était une bande multi-pistes analogique avec Song Groove inscrit dessus », se souvient Matt Forger. « Mais nous n’avions pas réalisé qu’Abortion Papers avait été enregistré en deux moitiés. La première était sur une bande, et la seconde se trouvait sur une autre bande. Et en les écoutant je me suis dit : « cette bande est la moitié d’une autre que nous avons ». Et puis nous avons fait d’autres recherches pour finalement trouver une autre bande et nous avons dû assembler ces deux moitiés pour obtenir l’enregistrement complet ».

C’est donc grâce à des personnes comme Matt Forger qu’il est possible de comprendre ce que contiennent les archives. Certaines chansons possèdent des « titres de travail » qui souvent évoluent pendant les sessions d’enregistrement. Sur BAD, The Way You Make Me Feel s’appelait au départ Hot Fever. Ce titre alternatif est même apparu sur un rare CD promotionnel sorti en 2001 aux USA pour la première réédition de BAD.

Musicalement, Song Groove louche déjà sur des textures sonores qui seront développées sur Dangerous : l’atmosphère tendue mais sophistiquée du morceau, l’avalanche de sons métalliques et l’utilisation des machines sont déjà là. « Dans Song Groove, il y a cette agressivité dans le son que Michael cherchait à développer dans son écriture », précise Matt Forger. «A cette époque, sous l’impulsion de Quincy, Michael a écrit toutes les chansons de BAD, autant que possible. J’ai travaillé avec lui en compagnie de Bill Bottrell, John Barnes et Chris Currell. Nous avons travaillé avec lui dans son studio personnel à Hayvenhurst, que Michael a fini par appeler le Laboratoire. Mon travail consistait à l’assister pour développer et mener à bien toutes ces idées de chansons qu’il avait : son style de production, d’écriture, son style d’arrangements. Tout ce travail tournait autour de Michael qui cherchait à développer toutes ces idées, ce qui était fascinant pour moi à observer. Pas mal des styles et des sons que vous pouvez entendre sur les chansons présentes dans BAD 25 sont développés dans les albums sortis plus tard « .

Free
Enregistré par Bill Bottrell
Une fois de plus, l’influence de Stevie Wonder est très palpable dans cette chanson. De Blues Away (titre de 1976 évoqué plus haut) à certains de ses derniers travaux comme Beautiful Girl (publié en 2004 dans le coffret The Ultimate Collection), les ballades composées par Jackson contiennent souvent des harmonies typiques de Stevie Wonder. Free possède cette fraicheur déjà entendue dans certains titres des frères Jacksons de la fin des années 70. L’amour de Jackson pour ces mélodies douces et sucrées a parfois fait l’objet de moqueries mais comme l’a expliqué Jean Jacques Goldman au micro de RTL en 2009 : «Il ne faut pas oublier le compositeur qu’il est. We Are The World, tout ça… ça a l’air de rien, mais il faut les sortir ces mélodies. (…) C’est un musicien, et un arrangeur ».

Free met en vedette Jackson dans son registre de prédilection : la ballade. C’est une chanson pleine de joie, avec une belle âme et qui saisit l’humeur de Jackson sur le moment : « C’est une de mes chansons préférées parce que vous pouvez y entendre l’émotion et l’esprit de Michael. Vous pouvez aussi entendre son bonheur et sa joie de vivre », confirme Matt Forger. « Et ce sont les sentiments que nous partagions dans le studio. Il y avait toujours une bonne ambiance. Il était heureux et aimait tellement travailler. Lorsque vous entendez la voix de Michael, cela vous donne le sourire. C’est tellement bon que vous pouvez sentir la joie. Chaque fois que j’entends Free, je me sens vraiment bien à l’intérieur ».

Price of Fame

Enregistré par Bill Bottrell & Matt Forger
Price of Fame a une longue histoire dans la communauté des fans de Jackson, qui en ont entendu parler dès l’époque BAD. Cette chanson devait être le thème principal d’une campagne publicitaire pour la marque Pepsi. Elle a finalement été abandonnée et remplacée par une version de BAD avec des paroles spécialement écrites pour la célèbre marque de soda. Matt Forger se souvient: «Il y avait une version spéciale de Price of Fame avec des paroles différentes pour Pepsi. Je ne pense pas que beaucoup de gens l’aient entendue. Mais c’est la version originale de Price of Fame qui se trouve sur BAD 25, et elle a été enregistrée à Hayvenhurst « .

Price of Fame sonne comme une suite logique de Billie Jean et un prequel de Who Is It. Mais la chanson a également sa propre identité sonore. Elle est construite autour d’un rythme Ska / Reggae, un genre auquel Jackson s’est rarement consacré (en 1982 il avait tout de même enregistré des chœurs pour Joe King Carrasco sur sa chanson Don’t Let a Woman (Make a Fool out of You)).

Les paroles reflètent parfaitement l’état d’esprit de Jackson au moment où Thriller a finalement atteint des sommets qui à ce jour restent hors de portée: «Dans cette chanson Michael parle de choses très personnelles », explique Matt Forger. « Il évoque des choses qui se sont passées dans sa vie surtout après le succès de Thriller. Sa popularité était si énorme qu’il ne pouvait pas sortir en public sans attirer tous les regards sur lui ».

Al Capone
Enregistré par Matt Forger & Bill Bottrell
A l’instar de Price of Fame, Al Capone fait partie de ces titres qui ont titillé l’imaginaire des amateurs de l’œuvre de MJ depuis des années. Décrite comme la première démo ou version de ce qui allait devenir Smooth Criminal, Al Capone reflète l’amour de Michael Jackson pour la narration. Le cinéma et les films ont eu une grande influence sur son travail et sa vision d’artiste. Dès 1981 et la vidéo de Can You Feel It (The Triumph), Jackson a toujours repoussé les limites pour innover et présenter des chansons avec un fort potentiel visuel et cinématographique. La chanson a été enregistrée à Hayvenhurst et Matt Forger se souvient du premier objectif de cet enregistrement : « Al Capone a été écrit autour d’un personnage historique. C’est la base de la chanson qui, par la suite, est devenue Smooth Criminal. Michael a utilisé pas mal des thèmes déjà présents dans Al Capone pour créer Smooth Criminal « .
Al Capone parlait donc d’un personnage historique, et Jackson a préféré affiner sa vision et a opté pour un récit totalement différent : « Dans Smooth Criminal, il a écrit une histoire et en a fait quelque chose d’unique. Il ne s’agissait pas d’un personnage historique comme Al Capone. Il a créé son propre scénario et ce fut quelque chose de nouveau et frais qui s’est inscrit dans sa vision « .

A l’image des idées et des éléments de Streetwalker qui ont été retravaillés pour créer la toute première version de la chanson Dangerous, Al Capone et Smooth Criminal ont été conçus à partir d’ingrédients voisins. Et à vrai dire, les deux chansons semblent provenir d’une autre que Michael Jackson avait enregistrée plus tôt et qui a également alimenté des nombreux débats parmi ses admirateurs : « Chicago 1945 a été enregistrée avant Al Capone», explique Matt Forger. « Cette chanson parlait d’une époque révolue, de ce qui se passait à Chicago cette année-là. C’était presque comme si vous lisiez les journaux de l’époque. C’était une chanson que Michael a surement utilisé comme idée de base pour Al Capone, et Al Capone a inspiré Smooth Criminal. Il y avait peut-être quelques similitudes mais c’est une autre chanson. Al Capone était une nouvelle approche et Smooth Criminal était beaucoup plus aiguisée et précise».

[INTERVIEW] LES DESSOUS DE L’ENREGISTREMENT DE BAD 25

Je ne veux Pas la fin de Nous
Ce titre a fuité sur Internet en 2001. Je Ne Veux Pas La Fin De Nous est le seul exemple connu de Jackson chantant en français. Il a choisi d’adapter I Just Can’t Stop Loving You en espagnol et en français pour s’ouvrir à différents marchés. D’autres chanteurs ont également emprunté ce chemin, et l’objectif principal était de se rapprocher sans cesse de leurs publics.

La version espagnole, Todo Mi Amor Eres Tu, a été co-écrite par Ruben Blades (Jackson l’a retrouvé au début des années 2000 pour réaliser la version espagnole de son hymne et single Internet What More Can I Give, 2003). La version française a été écrite par une jeune parolière belge, Christine Decroix, protégée de Quincy Jones. Decroix se souvient que la chanson fut enregistrée assez rapidement, peu de temps avant que Jackson ne s’envole pour le Japon donner les premiers concerts du BAD Tour. Elle a écrit les paroles en une nuit et était aux côtés de Jackson en studio pour l’aider à trouver le bon accent.

Le mix de Je Ne Veux Pas La Fin De Nous présenté sur BAD 25 est celui finalisé en 1987 : «Ce n’est pas un nouveau mix », confirme Matt Forger. «Il existait à l’époque. Je savais seulement qu’il y avait une version en espagnol et une autre en français. Nous avons effectué beaucoup de recherches et il y avait une vraie volonté de sortir cette chanson. On m’a dit de la mixer pour BAD 25. Cependant, les personnes avec qui je travaillais et moi avons répondu qu’il fallait continuer de chercher car nous savions que quelque chose avait été réalisé en 1987. Ma philosophie est la suivante : à chaque fois que j’ai pu trouver un mix représentatif de ce que la chanson devrait être et de la vision que Michael avait de ces chansons de cette époque, mon choix est le suivant: c’est celui-ci qui doit être utilisé. Nous avons fait beaucoup de recherches et nous avons trouvé ce mix et nous étions tellement heureux de l’avoir déniché. Il était si authentique « .

Pendant les sessions BAD, Michael Jackson s’est penché sur plusieurs chansons qui au final n’ont pas été retenues. Le compositeur Rod Temperton, qui faisait partie de la Dream Team d’Off the Wall et de Thriller, a soumis quelques chansons pour BAD, l’une d’entre elles étant Groove of Midnight. Ce titre a finalement été enregistré par Siedah Garrett pour son premier album Kiss of Life (Qwest Records, 1988). « Rod Temperton avait quelques chansons», se souvient Matt Forger. « Quincy lui a demandé d’avoir plusieurs morceaux prêts. Groove of Midnight en fait partie. Ceci dit, nous avons cherché et n’avons pas pu trouver une version avec la voix de Michael (même si quelques sessions d’enregistrement pour les chœurs ont eu lieu, NDLR). C’est une chanson qu’ils n’ont pas développé pour BAD au final ».

BAD est la dernière collaboration entre Michael Jackson et Quincy Jones. Les deux artistes allaient prendre des chemins différents après la sortie de l’album. Jones prit ses distances avec les studios d’enregistrement pour plonger dans l’ère du multimédia. Il a notamment lancé le magazine Vibe dédié aux cultures urbaines, un projet couronné de succès. Jackson aborda les années 90, en reconnaissant la culture Hip Hop à travers sa collaboration avec le roi du New Jack Swing : Teddy Riley. Il a aussi continué de s’affirmer en tant que compositeur, arrangeur et producteur. Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur les rôles respectifs de Michael et de Quincy en studio et leur réelle part de responsabilité dans le succès que leur musique a rencontré. Matt Forger pense que ces débats sont peut-être allés trop loin: «J’ai lu toutes ces discussions sur Quincy et Michael sur Internet. Ils se battent et se disputent au sujet de l’implication de Quincy ou de Michael dans la production des chansons qu’ils ont créées ensemble. L’une de ces choses que nous constatons maintenant, 25 ans plus tard, c’est le travail extraordinaire accompli par Michael. Quincy a encouragé Michael et l’a poussé à développer ses talents de compositeur, arrangeur et producteur. (…) Il y a eu des divergences d’opinion comme cette compétition entre Streetwalker et Another Part of Me. Quincy a raconté dans les interviews bonus de l’édition 2001 de BAD comment ils ont fini par choisir Another Part of Me. Et bien entendu, ce type de débats arrive ».

Pendant les sessions de We Are the World, Quincy avait fait placer une pancarte à l’entrée du studio d’enregistrement avec la phrase suivante : « Merci de laisser votre égo au vestiaire ». Ce qu’il faut retenir de certains disques comme BAD, c’est que lorsque ces chansons ont fini par sortir, le mot «album» avait un sens et le concept était alors de développer tout un univers visuel autour de chaque chanson. C’est sans aucun doute un angle et une vision qui ont fini par tomber en désuétude au fil des ans. Ce n’est pas un hasard si 9 des 11 chansons sont sorties en single et ont remporté le succès que l’on connaît. A cette époque, les albums ne contenaient pas de chansons pour faire du « remplissage », mais, à la manière de Thriller, tentaient d’être des collections de titres susceptibles d’être exploités en single. Avec BAD, Michael Jackson a atteint de nouveaux sommets de popularité que très peu d’artistes de son âge ont pu connaître. Et 25 ans plus tard, cette musique et ces images s’ouvrent à une nouvelle génération : BAD 25 domine les charts dans plusieurs pays. En essayant de dépasser le succès de Thriller, Michael Jackson avait finalement sorti un album qui peut être considéré comme une collection de ses plus grands succès. Ces titres reflètent ses fantasmes, sa vision de la vie, et transmettent un message fort à travers la chanson Man In The Mirror: « Si vous voulez faire de ce monde un endroit meilleur, regardez en vous et commencez par changer »… Et finalement c’était sans doute ça d’être « BAD »….

Richard Lecocq, auteur de Michael Jackson : KING